Le Natu





Mémère Octavie



Tant qu'on serre la main de la mère, ça va.

- Je sais qu'elle m'emmène chez Toine. Elle est loin la ferme de Toine.

Et alors, les petits frères ? Est-ce que Julie va s'en occuper comme y faut ? J'aime mieux courir derrière les mioches que derrière les brebis, surtout chez les autres. Chez eux il faut se taire, dire « Oui Maître, oui Maîtresse », même si tu n'as pas le temps de manger !


La mère secoue un peu sa fille.

- On arrive, tiens-toi droite! Tu te rappelles ce que je t'ai dit ?

Puis elle se mouche, essuie ses yeux et soupire. Neuf ans tout de même, c'est une gamine...

Habituée à se taire comme on le lui appris, la

mère n'oublie pas qu'elle a eu « le collier au cou » elle aussi, au même âge.



Ces années de servage, Mémère Octavie m'en a parlé à mots couverts, comme on cache la misère. Elle préférait me décrire les animaux, les éclosions, les nuits de vêlage, les tout petits lapins dans le clapier, et surtout, surtout... Ferdinand.









Ferdinand


Ferdinand le grand garçon. Un jeune homme aux cheveux presque rouges, aux yeux bleus de porcelaine, si adroit, qui passait avec les charpentiers-couvreurs itinérants, tirait la charrette aux outils sur laquelle étaient fixées les échelles.



Dans les fermes qui s'étaient signalées à la mairie, les poutres étaient prêtes, les planches, les tuiles. Ferdinand montait l'échelle, la fixait à la cheminée avec des chaînes et... Au travail !



Dans le soleil couchant, mâle silouhette sur le toit, il faisait signe à la jeunette qui portait ses lourds seaux. Ils se retrouvaient le soir. Tremblante d'émotion, elle espérait le revoir au prochain passage.


Sans argent – il en avait pourtant pour payer la chopine - ils se sont mariés et se sont installés à Ligny-en-Barrois. Ferdinand continuait ses déplacements, Octavie faisait des ménages et s'attelait aux lourdes brouettées de linge si dures pour son dos. Leur maison est aménagée dans l'ancien rempart, à l'aplomb du ruisseau, douve aux relents nauséabonds, où pullulent les rats. Une cuisine et une chambre petites, sans commodités, longues à chauffer durant l'hiver.



Le premier garçon a besoin de soins. Octavie

prend le train pour Nancy, pour la première fois de sa vie, ne connaissant rien ni personne, malade d'angoisse et d'inquiétude.

Le bébé n'a pas survécu. Elle croyait avoir eu bien des malheurs, mais ce qu'elle vivait là, seule, était le pire des chagrins.


Henri est venu ensuite, costaud, braillard. Il a grandi dans la rue, dans cet opportunisme insouciant qui aide à survivre. Et puis Louis (mon père) est arrivé, fragile lui aussi. Il souffrait de rhumatisme articulaire aigu. Il a fait sa première communion au lit. Une pratique (cliente) d'Octavie avait offert, parmi d'autres vêtements, un costume avec le brassard soyeux à franges que l'on portait à l'époque pour cette cérémonie. « Il était si beau », disait la mère, en évoquant la constante fragilité de son fils cardiaque. Il a survécu assez pour lui fermer les yeux.


Le dernier garçon, Maxime, est mon parrain. Il a vécu comme un oiseau sur la branche, ne se levant pas assez tôt pour être au travail à temps, pas très vaillant. On espérait qu'avec l'âge il prendrait un peu de sérieux. Je l'aimais bien, lui aussi, même s'il sentait le vin.




Louis


Très vite il a compris qu'il fallait agir. D'abord aider la mère, aller pomper l'eau, porter les seaux, rendre service à des voisins qui le récompensaient. Rentré à la maison, ses grands yeux verts brillaient quand il tendait à sa mère un paquet contenant du pain, quelques légumes, des fruits, même quelques sous parfois. Quel bonheur d'apporter son écot ! En sortant de l'école, il courait à la rencontre de sa mère pour l'aider à porter un panier, pousser une brouettée de linge.

Il aimait s'arrêter sur la place, devant la boutique du Cycle, ramassait un outil glissé de la main du patron, tenait le guidon pendant une vérification. « Ce gamin est observateur, adroit et courageux » dit Le Cycle à Octavie, un jour qu'elle passait devant l'atelier. C'est ainsi qu'à onze ans mon père est entré dans la catégorie des salariés. Petit salarié pour petit salaire mais il en avait bien besoin.



Très vite il a su démonter, vérifier, réparer un vélo, ausculter le moteur de la Terrot du patron, rapporter un engin à domicile, où parfois on lui accordait une pièce de pourboire, pour le long chemin qu'il devait faire à pied au retour. Plus tard, il s'est offert aussi une Terrot.




Grâce à sa complicité avec sa mère, il réussit à mettre un peu d'argent de côté sans que son père ou ses frères mettent la main dessus. Bien sûr, les coups n'étaient pas rares, mais la pugnacité toujours présente.



Louis n'avait pas de copain attitré. Cependant il bénéficiait de la sympathie de beaucoup de gens. Un jour, un gars de l'école avait reçu un beau vélo rutilant, enviable. Il crânait devant Louis, le toisant, lui aux mains noires de graisse et ses vêtements parfois trop grands ou trop courts, lui faisant remarquer qu'il n'avait même pas un vieux clou alors qu'il en réparait à longueur de journée. Louis haussait les épaules.

Quelque temps plus tard, on vit le manège installé dans le parc traîner au son de l'orgue de Barbarie, une bicyclette attachée à une colonne dorée par une chaîne enduite de graisse. Un attroupement s'était formé, le vélo passait et repassait sous les quolibets de la foule, se tordant un peu plus à chaque tour, sa belle peinture toute écaillée.



Louis était là, car il aidait les forains au montage et démontage moyennant quelques sous et des tickets gratuits.

« C'est lui ! » vociférait le plaignant. Il n'a pas nié.

Le Cycle lui a fait réparer le vélo du gamin. Quant aux gendarmes, alertés par les parents, ils ont obligé le délinquant à biner et ratisser les allées du parc – travail d'intérêt général avant l'heure – sanction pour la forme car ils avaient, parait-il, beaucoup ri. Et lorsqu'il a fallu « purger sa peine », plusieurs garçons de l'école sont venus avec leurs outils pour l'aider.

Pour une fois, le père Ferdinand n'a pas frappé, estimant que son fils avait bien fait.



La guerre de 14-18 n'a pas été une période facile non plus. Le père était à Verdun. Il en est revenu gazé, accro à l'alcool et au gris qu'il roulait. Mémère Tavie continuait son travail éreintant.


Henri s'est marié avec Tante Jeanne. Ils ont eu trois enfants. Mais elle n'a pas supporté la misère. Elle a confié les deux aînés à chacune des grand-mères et a disparu avec sa fille. On a su qu'elle s'était installée à Bizerte où elle a fait venir ses garçons par la suite. Henri a quitté la région. Personne n'a su ce qu'il était devenu. Maxime a continué la galère.



Quand Louis travaillait à la fabrique de chaussures, il avait beaucoup de succès féminins.

Pourquoi a-t-il préféré « l'Arieth », une grande fille toute simple, un brin potelée, au grand rire contagieux ? En sortant de l'usine, ils se retrouvaient rue Leroux et souriaient en regardant une certaine boutique. Sous l'enseigne « Naturaliste », le nom du taxidermiste : le même nom et le même prénom que mon père. Depuis l'école, les gamins de son âge riaient avec ça et l'avaient surnommé « Le Natu », par analogie. Une fois marié, le sobriquet est passé à la famille, et dans le cortège de noce, tous chantaient sur l'air des lampions « N'as-tu, n'as-tu pas vu Natu ».


Août 2007




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