Le Châ-fatou




Je revois Papa tailler un calame et l'apporter à Maman qui le trempait précautionneusement dans l'encre de Chine. Puis elle s'appliquait à écrire un avis sur une affiche, de cette belle écriture ronde apprise l'année du Certificat d'études.

L'un et l'autre s'ingéniaient sans cesse à couper, scier, coudre, coller, raboter, peindre, broder, inventer surtout.


En dehors du travail à l'usine d'outillage, mon père était représentant en vins.

Il collectait les commandes, Maman libellait les lettres de sa belle écriture (celle de Richard me la rappelle un peu). Les récipiendaires des fûts venaient chercher leur vin à la maison, ce qui impliquait une dégustation dans notre cuisine brillante de cire.

Il avait aussi des responsabilités au village. Il éxerçait la fonction d'appariteur qui consistait à aviser la population des événements de la commune, de toute chose inhabituelle, ponctuelle ou durable. Annonce accompagnée d'un roulement de tambour et d'affiches placardées aux endroits autorisés (loi du 21 juillet 1881), précisant la nature de l'événement : passage d'un petit cirque, des manèges, des ramoneurs, des charpentiers-couvreurs (c'était la profession de mon grand-père, soigneusement arrosé de gros-rouge-qui-tache (1)), d'un orchestre, ou toute autre chose affectant le quotidien du village. Le calame de Maman traçait les informations de l'affiche : le jour, l'heure, le prix, etc.

C'est mon père qui a annoncé la mobilisation en 1939. Il resta à l'arrière car il était cardiaque.




De plus, mon père possédait un lance-fusée.

Il était chargé de tirer le modeste feu d'artifice et les feux de Bengale.

Vers l'âge de sept ou huit ans je disais « un feu de Bengale, des feux de bengaux ».






Comme nous avions plusieurs champs et un jardin, il y avait beaucoup de travail. Je l'ai aidé autant que j'ai pu jusqu'à mon mariage. Il chantonnait, sifflait comme un rossignol et trouvait des noms rigolos aux objets.


Avec lui je n'ai jamais eu l'impression de travailler ou d'avoir peur.

Quand il me demandait de descendre à la cave, je rechignais.

- Il fait trop noir et il y a des bêtes.

- Prends la lampe de poche, et tu l'allumeras quand tu voudras.

Quand j'allumais la lampe, je ne voyais aucune bestiole, bien sûr. Alors, avec son rire en coin il disait :

- S'il y en a, elles ont plus peur que toi et elles s'en vont !



Quand les avions nous bombardaient et qu'il fallait sortir, il disait :

- Ne traîne pas ! Et dis-toi bien que si un éclat d'obus descend, il y a de la place à côté.

Et nous n'avions pas peur...



Une fois, nous revenions des champs, la charrette chargée de fruits et légumes, tractée par nos deux vélos. Il fallait passer le long d'un bouquet de peupliers où les Allemands étaient cachés derrière un nid de mitraillettes. Si on passsait sans s'arrêter ni regarder, ils nous laissaient tranquilles. C'était à la tombée de la nuit, environ un quart d'heure avant le début du couvre-feu durant lequel ils tiraient à vue.


Ils nous voient stopper au niveau des peupliers. La clavette droite de la charrette était défaite et la roue prête à sortir de l'essieu. Avec l'énergie du désespoir, et la pensée du coeur paternel fragile, je cherchais à l'aveuglette sur l'accotement de la route, guettant les soldats en m'efforçant de retrouver les quelques mots allemands que je commençais à apprendre.

Nous entendions leurs menaces, les raus, achtung. Je montrais sur l'autre roue la pièce que nous avions perdue. La sentinelle ne voulait rien savoir et continuait à nous invectiver. Tout à coup je dis à mon père :

- Saint-Antoine !

Et en même temps, je mis le pied sur la clavette.

On la remet en place, on fonce à Velaines, le village voisin, on entre le chargement et les vélos dans la grange de quelqu'un que mon père connaissait.

Et nous voilà partis à travers prés et bosquets, à plat-ventre, pour deux kilomètres cinq cents sous les barbelés, barbottant dans le ruisseau, évitant les maisons où les chiens auraient pu aboyer. Quand un fusil claquait, son regard disait « Ce n'est pas pour nous ». Il faisait nuit. Deux kilomètres cinq cents au ras des escargots... Et on riait ! En contournant par les jardins, on arrive enfin à la maison, éraflés, trempés, toujours hilares.


Maman et ma soeur, très inquiètes, guettaient aux fenêtres. Tout naturellement, mon père dit :

- Qu'est-ce qu'on mange ?

Et il m'emmèna au sous-sol pour nous dégueulasser (nous débarbouiller), comme disait l'oncle Lucien.




Papa veillait les mourants, confectionnait les bières (parfois « panachées », ce n'était pas toujours du chêne), vernissait, et quand c'était sec, il appelait Maman... et se cachait dans le cercueil. Pourquoi se laissait-elle avoir à chaque fois ?

Il rigolait en demandant que la « vitre arrière » de son propre cercueil ne soit pas en bois. « Quand on m'emmènera les pieds devant, je veux voir la tronche de ceux qui me suivent » disait-il.

Il y avait tant de monde à son enterrement que les gens répétaient : « C'est rare une telle foule pour un ouvrier ».


C'est vrai que c'en était un, et un bon ! Astucieux, efficace, possédant le sens de la panne, n'ayant jamais calé devant un moteur épuisé. Comment faisait-il pour être partout ? Le premier à faire la part du feu (2) sur un toit en cas d'incendie, avant les pompiers...





Dans le village, le maire excepté, il était le seul à posséder le permis de conduire. Il emmenait les équipes de foot, servait de chauffeur à un capitaine revenu d'Afrique qui avait l'habitude d'être conduit.



Maman se plaignait qu'il soit « toujours jamais là ». Il lui répondait : Nénette, ne dis pas ça ! Je te retrouve « entre minuit et la couverture ».


La confection des sommiers, matelas, couvertures piquées, faisaient aussi partie de ses spécialités. J'ai encore la couverture rouge. Je la caresse avec émotion.


Et qui faisait la choucroute de choux, de navets, la mise en jauge (3) des légumes à la cave, réparait la pompe de la buanderie ? Qui soignait les animaux ?



Un jour un lapin était constipé. Mon père a démonté la pompe à vélo, retourné le cuir du piston et ainsi obtenu un clystère grâce auquel il a sauvé le lapin, qui le suivait ensuite où qu'il aille, en guise de merci sans doute.




Et qui nous a appris à faire les lits en porte-feuille, qui nous a enseigné la danse ? Il valsait comme un professionnel, malgré l'essoufflement qu'il dissimulait en s'éloignant discrètement.


Pendant toute mon enfance et ma jeunesse, cet homme attirant aux yeux verts me semblait le plus beau, le plus sage, le plus aimé de tous.



Jamais persone n'a franchi la porte de la grange, ayant besoin de quelque chose, n'est reparti sans une aide, un conseil, quelques sous, un verre de vin ou du pain. Je ne comprenais pas qu'il supporte ce grand mutilé de la guerre de 14-18, photographe de profession, qui avait la passion de la lecture. Le photographe venait lire, de son oeil unique, nasillant et affligé de tics constants. Il lisait n'importe quel bout de journal, tract, réclame, un numéro de Coeur Vaillant à laquelle le curé avait abonné mon frère (qui refusait de nous le laisser lire). Car Papa réparait tout à la vieille église et au presbytère, et toujours sans se faire payer.


J'ai compris assez vite qu'un homme est respectable quelle que soit sa condition. Il n'est pas besoin de leçon quand un témoignage silencieux vaut toutes les explications.



Il faut dire que l'enfance et la jeunesse de mon père ont été difficiles à vivre, contrairement à Maman qui, malgré son handicap, a eu une jeunesse, certes laborieuse, mais une assiette toutjouprs pleine à chaque repas.


Le Châ-fâtou, en patois de chez nous celui qui sait tout faire, a d'abord eu pour surnom le Natu.



Pierrette

Publié le jour de la Saint Louis, août 2007

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1- Gros-rouge-qui-tache : Vin de basse qualité. L'alcoolisme reproché aux ouvriers, notamment à cette époque, était souvent dû à l'itinérance, la pénibilité, les risques de ces métiers et à la pauvretré qui en résultait malgré un travail acharné.

2- Mise en jauge : Action de planter temporairement des plantes, soit par manque de temps ou parce que le climat est défavorable. Il suffit de placer côte à côte les plantes dans une tranchée et les couvrir de sable et de paille. Principe utilisé pour la conservation des légumes-racines, dans la terre ou en bacs, dans une cave non humide. Ils se conserveront pendant une grande partie de l'hiver, et même jusqu'aux premières récoltes de printemps.

3- Faire la part du feu : Sacrifier certaines choses pour ne pas tout perdre.



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