Pilule pour dormir






Une prescription adaptée

Le médecin qui suivait une vieille dame de quatre-vingts ans prend sa retraite.
Son nouveau médecin lui demande de lui apporter la liste de ses prescriptions à sa prochaine visite.

Alors que le jeune médecin parcourt la liste de ses médicaments, il écarquille les yeux en voyant qu'elle avait une prescription pour la pilule contraceptive.

- Madame Dubois, est-ce que vous vous rendez compte que c'est LA PILULE ?

- Bien sûr, répondit-elle, ça m'aide à dormir.

- Madame Dubois, je vous assure qu'il n'y a RIEN là-dedans pour faire dormir, ce sont des pilules contraceptives. Vous n'en avez plus besoin."

- Oui, mon cher, je sais tout cela. Mais, chaque matin j'en écrase une et je la mélange au jus d'orange de ma petite fille de seize ans. Et croyez-moi, ça m'aide à dormir tranquille.


Ma naissance et autres histoires

Mémère Tavie et Maxime


Ma grand-mère Octavie a eu une vie très dure. Placée en ferme à 9 ans, un mari toujours sur les routes et qui buvait la paye, des fils de santé fragile et sans cesse à « tirer le Diable par la queue ». Et du boulot par dessus la tête à la maison et chez les gens.

Quand, usée par le travail, elle est venue habiter chez nous, grand-père Ferdinand et Maxime ont dû se débrouiller tout seuls. Mon père y allait tous les jours pourtant, voir si ça allait. Mais Maxime, mon parrain, n'était pas un homme solide. Il se retrouvait souvent sans emploi, peu enclin à en chercher et à faire ce qu'il faut pour le garder quand il en avait un. Ferdinand ne le soutenait guère, tout occupé de lui-même à lire le journal, à fumer, et surtout à boire.

Je lui disais : « Moi, je ne fumerai pas, ça me dégoûte et ça pue ». Je l'ai dit mais je ne l'ai pas fait...

Maxime n'a pas supporté de se retrouver sans "tuteur", sans sa mère pour l'épauler . Trop seul, il a mis fin à ses jours au cours d'une crise de delirium tremens.


Mémère Tavie, c'est moi qui suis restée avec toi quand on a mené Maxime en terre. C'est là que tu m'as raconté la perte de ton premier enfant. Tu ne pensais pas revivre un tel chagrin !

Et puis Maxime, qui n'avait pas la force de ses frères.Tu m 'as aussi parlé de l'enfance de tes fils, de tes petites et grandes joies. Tu disais : « Heureusement qu'il était là le Louis avec son humour, ses trouvailles, ses attentions ».




Histoires de prénoms


Louis était le boute-en-train. Dans la grande salle du bar-restaurant « Le soleil », pas un mariage, pas une fête locale, pas une rencontre de foot avec soirée, pas un carnaval sans que le Natu invente une idée pour mettre de l'ambiance. Souvent je disais à Maman « C'était bien la fête, il y avait le Père Noël qui m'a caressé la joue. Mais pourquoi Papa n'est jamais là quand il y a la fête ? » Et pour cause, c'était lui le Père Noël.


Il paraît que le jour de ma naissance, il y avait une pleine salle de fêtards. Il était de la partie puisque ça ne pouvait pas se faire sans lui. Mi-décembre, sur le verglas, il parcourait quelques centaines de mètres à intervalles réguliers, regardait entre les lames des volets, essayait d'entrer. Mémère Aline, ma grand-mère maternelle, le flanquait dehors. « Vas voir ailleurs si j'y suis ». En entendant gémir sa Nénette, il comprenait que ce n'était pas le moment, pas la peine d'insister. A la ènième visite, j'étais arrivée. Il y avait Pierre, ce fut Pierrette. Il est reparti à la fête, s'est mis au milieu de la salle qui a fait silence et a dit, les yeux pleins de lumière : « C'est une fille, Pierrette ! » Sans le savoir, j'ai été accueillie par de vivats.


J'ai souvent pensé « Heureusement que mon frère ne s'appelle pas Philémon ! ».




A propos de prénoms, il faut savoir qu'une tradition était née grâce à mon père dans le village. Il était d'usage, pour tous
ceux qui élevaient un cochon, de lui donner un prénom. A partir d'un moment, tous les cochons se sont appelés Adolphe.






Histoires de l'Occupation


Mon père était réformé à cause de son coeur. Pendant l'Occupation, il y avait tès peu d'hommes au village. Il est devenu corvéable à merci par la Kommandantur. A n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, on cognait à la porte et il devait se mettre au service de l'occupant. Dans ces cas-là, mieux vaut faire le travail vite et bien si on tient à sa peau et à la sécurité de sa famille. Plusieurs fois il les a épatés par son efficacité et ses idées pour résoudre les pannes. Je ne crois pas qu'il ait eu un ausweis malgré le nombre de déplacements en tous lieux qu'ils lui demandaient de faire.


Justement, les laissez-passer étaient extrêmement difficiles à obtenir. Bien entendu, les accords ou refus n'étaient ni justifiés ni commentés. Quand mon frère a réussi l'examen d'entrée à l'école d'électriciens, il a dû aller étudier à Saint-Dizier. A mi-chemin, il fallait passer un barrage allemand. Mon père va demander un ausweis pour Pierre. On enregistre sa demande, et on lui dit « on vous l'enverra ».


Le papier frappé de l'aigle et de la croix gammée nous parvient la veille du départ. Au contrôle, sur la route, Pierrot sort un cageot de fruits, une bouteille et un lapin et il montre qu'il en emmène pour l'école. Et il s'en va. On le rattrappe. « Papiers bitte ». Il montre son papier de loin et file.


La semaine d'après, il déballe le ravitaillement, sort à peine le papier de sa poche, et ainsi de suite chaque semaine. Il passait même parfois sans contrôle quand il y avait trop de monde. La dernière semaine, il montre ostensiblement son papier, la sentinelle lui dit « Danke shöne », et lui fait faire demi-tour. Il était refoulé.

A la Libération, une amie de mes parents, alsacienne, qui servait d'interprète à Bar-le-Duc, éclate de rire lorsqu'il lui montre le fameux document. C'était écrit « ihr ausweis wird abgelehnt », ce qui veut dire : « Votre laissez-passer est refusé ».





Encore une histoire de vélo


Pierre a eu le sien pour son Certificat d'études. Il avait été reçu le premier du canton. Quelle fierté pour mes parents !

Ma soeur chérie a eu le sien d'occasion.

Et pour moi, mon père a rassemblé des morceaux dépareillés à droite à gauche. Des freins à rétropédalage, pas de sonnette, pas de garde-boue, pas de porte-bagage, mon gros cartable posé sur le guidon, je filais sur le verglas, sous la pluie battante ou dans la neige.



Rien ne m'arrêtait. Papa m'avait dit : « Tu ne risques rien et ton vélo non plus ». Je ne sais pas ce qu'est devenu ce vélo. Mais il m'a emmenée par monts et par vaux, et surtout par vaux en longeant l'Ornain pour Bar-le-Duc vers l'école d'instituteurs.






Août 2007




La famille Natu



Louis voulait devenir électricien.

Une profession peu courante en 1924. Spécialiste de l'apprentissage sur le tas, il s'est donc inséré dans une équipe d'électriciens. Agile, ignorant le vertige - il fallait grimper aux poteaux - mais prudent, doué du sens de la panne (dont certains de nos enfants ont hérité), il a vite pris des responsabilités. La première chose à faire était d'installer la « fée électricité » chez les parents de l'Arieth. Tout le monde rêvait de l'avoir chez soi.





Un jour, il dépose son alliance dans une petite boîte et dit à l'Arieth, la voix enrouée par l'émotion : « Uncollègue vient de se faire électrocuter sur un pylone à cause de sa bague. Je ne suis pas pressé de faire une veuve et des orphelins ».



Cette alliance est restée dans la petie boîte jusqu'à ce que je la porte pour mon propre mariage.




Quand mes parents se sont mariés, il venait d'être embauché à l'usine d'outillage de Tronville, la Goldenberg, délocalisée d'Alsace en 1914. Elle a fermé en 1936.


Ils s'installent tout d'abord dans une unique petite pièce. Le lit conjugal avait été confectionné par l'oncle Lucien dans un ancien fût à vin. Une nuit d'orage, le lit-barrique s'est mis à flotter. On dit que dans un couple, il faut « mettre de l'eau dans son vin ». L'orage s'en est occupé !




Le déménagement fut vite fait pour la rue de Latte à Tronville. Là aussi, Louis installe l'électricité, achète du bois, met en place son atelier. Il dispose de bons outils estampillés de l'oeil, marque de fabrique Glodenberg. Et quand quelqu'un s'extasiait en demandant s'ils avaient coûté cher, il répondait avec un clin d'oeil : « Oui, c'est à l'oeil ».




Pierre vient au monde en 1925. C'est un jour de fête au village que je suis née, en 1926. En 1928, une petite Madeleine est arrivée, si gentille, si jolie...




Voilà donc la famille Natu au complet. Nous avons eu une enfance heureuse malgré les difficultés, car tout se faisait toujours dans la tendresse.





Pendant la guerre, il aidait les familles de prisonniers. Il faisait des kilomètres à vélo pour aller donner un coup de main ici ou là, travailler aux champs ou faire des réparations. Il fallait bien suppléer aux absents et ne pas laisser la terre inemployée, alors qu'il y avait tant de problèmes de ravitaillement. Les jours sans école, le dimanche, croc ou bêche à la main, on l'accompagnait et on faisait de notre mieux, à l'exemple de notre père.




Ces journées de « suppléance » m'ont appris énormément de choses que l'on pourrait résumer ainsi : « accueille, aide, soutiens, écoute ceux que tu sens dans le besoin ».

On me dit que j'ai hérité de cette capacité. Oui, hérité, c'est tout. Le beau mérite que voilà !J'ai suivi l'exemple tout simplement.





Concernant les combattants de l'ombre, rien n'a filtré en famille durant toute la guerre. Nous avons appris ensuite que mon père n'était pas dévoué qu'aux siens, mais aussi capable de risquer sa vie pour une noble cause.




Il avait aussi quelques défauts. Fier, susceptible quand son honneur et sa responsabilité étaient en cause. Et il boudait, parfois plusieurs jours, lorsqu'il avait de sérieux problèmes. L'Arieth ne le supportait pas.


J'avais trouvé le moyen de l'obliger à reparler. Un déclic de confiance. Il faut dire qu'avec lui j'avais très vite ressenti une fibre de tendresse et de connivence unique. Nous la retrouverons au-delà de la dernière frontière. Combien de fois je l'ai senti à mes côtés, combien de fois m'a-t-il inspirée lors d'une grosse difficulté ou d'un chagrin !





Merci Natu, merci Maman !



Août 2007



Le Natu





Mémère Octavie



Tant qu'on serre la main de la mère, ça va.

- Je sais qu'elle m'emmène chez Toine. Elle est loin la ferme de Toine.

Et alors, les petits frères ? Est-ce que Julie va s'en occuper comme y faut ? J'aime mieux courir derrière les mioches que derrière les brebis, surtout chez les autres. Chez eux il faut se taire, dire « Oui Maître, oui Maîtresse », même si tu n'as pas le temps de manger !


La mère secoue un peu sa fille.

- On arrive, tiens-toi droite! Tu te rappelles ce que je t'ai dit ?

Puis elle se mouche, essuie ses yeux et soupire. Neuf ans tout de même, c'est une gamine...

Habituée à se taire comme on le lui appris, la

mère n'oublie pas qu'elle a eu « le collier au cou » elle aussi, au même âge.



Ces années de servage, Mémère Octavie m'en a parlé à mots couverts, comme on cache la misère. Elle préférait me décrire les animaux, les éclosions, les nuits de vêlage, les tout petits lapins dans le clapier, et surtout, surtout... Ferdinand.









Ferdinand


Ferdinand le grand garçon. Un jeune homme aux cheveux presque rouges, aux yeux bleus de porcelaine, si adroit, qui passait avec les charpentiers-couvreurs itinérants, tirait la charrette aux outils sur laquelle étaient fixées les échelles.



Dans les fermes qui s'étaient signalées à la mairie, les poutres étaient prêtes, les planches, les tuiles. Ferdinand montait l'échelle, la fixait à la cheminée avec des chaînes et... Au travail !



Dans le soleil couchant, mâle silouhette sur le toit, il faisait signe à la jeunette qui portait ses lourds seaux. Ils se retrouvaient le soir. Tremblante d'émotion, elle espérait le revoir au prochain passage.


Sans argent – il en avait pourtant pour payer la chopine - ils se sont mariés et se sont installés à Ligny-en-Barrois. Ferdinand continuait ses déplacements, Octavie faisait des ménages et s'attelait aux lourdes brouettées de linge si dures pour son dos. Leur maison est aménagée dans l'ancien rempart, à l'aplomb du ruisseau, douve aux relents nauséabonds, où pullulent les rats. Une cuisine et une chambre petites, sans commodités, longues à chauffer durant l'hiver.



Le premier garçon a besoin de soins. Octavie

prend le train pour Nancy, pour la première fois de sa vie, ne connaissant rien ni personne, malade d'angoisse et d'inquiétude.

Le bébé n'a pas survécu. Elle croyait avoir eu bien des malheurs, mais ce qu'elle vivait là, seule, était le pire des chagrins.


Henri est venu ensuite, costaud, braillard. Il a grandi dans la rue, dans cet opportunisme insouciant qui aide à survivre. Et puis Louis (mon père) est arrivé, fragile lui aussi. Il souffrait de rhumatisme articulaire aigu. Il a fait sa première communion au lit. Une pratique (cliente) d'Octavie avait offert, parmi d'autres vêtements, un costume avec le brassard soyeux à franges que l'on portait à l'époque pour cette cérémonie. « Il était si beau », disait la mère, en évoquant la constante fragilité de son fils cardiaque. Il a survécu assez pour lui fermer les yeux.


Le dernier garçon, Maxime, est mon parrain. Il a vécu comme un oiseau sur la branche, ne se levant pas assez tôt pour être au travail à temps, pas très vaillant. On espérait qu'avec l'âge il prendrait un peu de sérieux. Je l'aimais bien, lui aussi, même s'il sentait le vin.




Louis


Très vite il a compris qu'il fallait agir. D'abord aider la mère, aller pomper l'eau, porter les seaux, rendre service à des voisins qui le récompensaient. Rentré à la maison, ses grands yeux verts brillaient quand il tendait à sa mère un paquet contenant du pain, quelques légumes, des fruits, même quelques sous parfois. Quel bonheur d'apporter son écot ! En sortant de l'école, il courait à la rencontre de sa mère pour l'aider à porter un panier, pousser une brouettée de linge.

Il aimait s'arrêter sur la place, devant la boutique du Cycle, ramassait un outil glissé de la main du patron, tenait le guidon pendant une vérification. « Ce gamin est observateur, adroit et courageux » dit Le Cycle à Octavie, un jour qu'elle passait devant l'atelier. C'est ainsi qu'à onze ans mon père est entré dans la catégorie des salariés. Petit salarié pour petit salaire mais il en avait bien besoin.



Très vite il a su démonter, vérifier, réparer un vélo, ausculter le moteur de la Terrot du patron, rapporter un engin à domicile, où parfois on lui accordait une pièce de pourboire, pour le long chemin qu'il devait faire à pied au retour. Plus tard, il s'est offert aussi une Terrot.




Grâce à sa complicité avec sa mère, il réussit à mettre un peu d'argent de côté sans que son père ou ses frères mettent la main dessus. Bien sûr, les coups n'étaient pas rares, mais la pugnacité toujours présente.



Louis n'avait pas de copain attitré. Cependant il bénéficiait de la sympathie de beaucoup de gens. Un jour, un gars de l'école avait reçu un beau vélo rutilant, enviable. Il crânait devant Louis, le toisant, lui aux mains noires de graisse et ses vêtements parfois trop grands ou trop courts, lui faisant remarquer qu'il n'avait même pas un vieux clou alors qu'il en réparait à longueur de journée. Louis haussait les épaules.

Quelque temps plus tard, on vit le manège installé dans le parc traîner au son de l'orgue de Barbarie, une bicyclette attachée à une colonne dorée par une chaîne enduite de graisse. Un attroupement s'était formé, le vélo passait et repassait sous les quolibets de la foule, se tordant un peu plus à chaque tour, sa belle peinture toute écaillée.



Louis était là, car il aidait les forains au montage et démontage moyennant quelques sous et des tickets gratuits.

« C'est lui ! » vociférait le plaignant. Il n'a pas nié.

Le Cycle lui a fait réparer le vélo du gamin. Quant aux gendarmes, alertés par les parents, ils ont obligé le délinquant à biner et ratisser les allées du parc – travail d'intérêt général avant l'heure – sanction pour la forme car ils avaient, parait-il, beaucoup ri. Et lorsqu'il a fallu « purger sa peine », plusieurs garçons de l'école sont venus avec leurs outils pour l'aider.

Pour une fois, le père Ferdinand n'a pas frappé, estimant que son fils avait bien fait.



La guerre de 14-18 n'a pas été une période facile non plus. Le père était à Verdun. Il en est revenu gazé, accro à l'alcool et au gris qu'il roulait. Mémère Tavie continuait son travail éreintant.


Henri s'est marié avec Tante Jeanne. Ils ont eu trois enfants. Mais elle n'a pas supporté la misère. Elle a confié les deux aînés à chacune des grand-mères et a disparu avec sa fille. On a su qu'elle s'était installée à Bizerte où elle a fait venir ses garçons par la suite. Henri a quitté la région. Personne n'a su ce qu'il était devenu. Maxime a continué la galère.



Quand Louis travaillait à la fabrique de chaussures, il avait beaucoup de succès féminins.

Pourquoi a-t-il préféré « l'Arieth », une grande fille toute simple, un brin potelée, au grand rire contagieux ? En sortant de l'usine, ils se retrouvaient rue Leroux et souriaient en regardant une certaine boutique. Sous l'enseigne « Naturaliste », le nom du taxidermiste : le même nom et le même prénom que mon père. Depuis l'école, les gamins de son âge riaient avec ça et l'avaient surnommé « Le Natu », par analogie. Une fois marié, le sobriquet est passé à la famille, et dans le cortège de noce, tous chantaient sur l'air des lampions « N'as-tu, n'as-tu pas vu Natu ».


Août 2007




Le Châ-fatou




Je revois Papa tailler un calame et l'apporter à Maman qui le trempait précautionneusement dans l'encre de Chine. Puis elle s'appliquait à écrire un avis sur une affiche, de cette belle écriture ronde apprise l'année du Certificat d'études.

L'un et l'autre s'ingéniaient sans cesse à couper, scier, coudre, coller, raboter, peindre, broder, inventer surtout.


En dehors du travail à l'usine d'outillage, mon père était représentant en vins.

Il collectait les commandes, Maman libellait les lettres de sa belle écriture (celle de Richard me la rappelle un peu). Les récipiendaires des fûts venaient chercher leur vin à la maison, ce qui impliquait une dégustation dans notre cuisine brillante de cire.

Il avait aussi des responsabilités au village. Il éxerçait la fonction d'appariteur qui consistait à aviser la population des événements de la commune, de toute chose inhabituelle, ponctuelle ou durable. Annonce accompagnée d'un roulement de tambour et d'affiches placardées aux endroits autorisés (loi du 21 juillet 1881), précisant la nature de l'événement : passage d'un petit cirque, des manèges, des ramoneurs, des charpentiers-couvreurs (c'était la profession de mon grand-père, soigneusement arrosé de gros-rouge-qui-tache (1)), d'un orchestre, ou toute autre chose affectant le quotidien du village. Le calame de Maman traçait les informations de l'affiche : le jour, l'heure, le prix, etc.

C'est mon père qui a annoncé la mobilisation en 1939. Il resta à l'arrière car il était cardiaque.




De plus, mon père possédait un lance-fusée.

Il était chargé de tirer le modeste feu d'artifice et les feux de Bengale.

Vers l'âge de sept ou huit ans je disais « un feu de Bengale, des feux de bengaux ».






Comme nous avions plusieurs champs et un jardin, il y avait beaucoup de travail. Je l'ai aidé autant que j'ai pu jusqu'à mon mariage. Il chantonnait, sifflait comme un rossignol et trouvait des noms rigolos aux objets.


Avec lui je n'ai jamais eu l'impression de travailler ou d'avoir peur.

Quand il me demandait de descendre à la cave, je rechignais.

- Il fait trop noir et il y a des bêtes.

- Prends la lampe de poche, et tu l'allumeras quand tu voudras.

Quand j'allumais la lampe, je ne voyais aucune bestiole, bien sûr. Alors, avec son rire en coin il disait :

- S'il y en a, elles ont plus peur que toi et elles s'en vont !



Quand les avions nous bombardaient et qu'il fallait sortir, il disait :

- Ne traîne pas ! Et dis-toi bien que si un éclat d'obus descend, il y a de la place à côté.

Et nous n'avions pas peur...



Une fois, nous revenions des champs, la charrette chargée de fruits et légumes, tractée par nos deux vélos. Il fallait passer le long d'un bouquet de peupliers où les Allemands étaient cachés derrière un nid de mitraillettes. Si on passsait sans s'arrêter ni regarder, ils nous laissaient tranquilles. C'était à la tombée de la nuit, environ un quart d'heure avant le début du couvre-feu durant lequel ils tiraient à vue.


Ils nous voient stopper au niveau des peupliers. La clavette droite de la charrette était défaite et la roue prête à sortir de l'essieu. Avec l'énergie du désespoir, et la pensée du coeur paternel fragile, je cherchais à l'aveuglette sur l'accotement de la route, guettant les soldats en m'efforçant de retrouver les quelques mots allemands que je commençais à apprendre.

Nous entendions leurs menaces, les raus, achtung. Je montrais sur l'autre roue la pièce que nous avions perdue. La sentinelle ne voulait rien savoir et continuait à nous invectiver. Tout à coup je dis à mon père :

- Saint-Antoine !

Et en même temps, je mis le pied sur la clavette.

On la remet en place, on fonce à Velaines, le village voisin, on entre le chargement et les vélos dans la grange de quelqu'un que mon père connaissait.

Et nous voilà partis à travers prés et bosquets, à plat-ventre, pour deux kilomètres cinq cents sous les barbelés, barbottant dans le ruisseau, évitant les maisons où les chiens auraient pu aboyer. Quand un fusil claquait, son regard disait « Ce n'est pas pour nous ». Il faisait nuit. Deux kilomètres cinq cents au ras des escargots... Et on riait ! En contournant par les jardins, on arrive enfin à la maison, éraflés, trempés, toujours hilares.


Maman et ma soeur, très inquiètes, guettaient aux fenêtres. Tout naturellement, mon père dit :

- Qu'est-ce qu'on mange ?

Et il m'emmèna au sous-sol pour nous dégueulasser (nous débarbouiller), comme disait l'oncle Lucien.




Papa veillait les mourants, confectionnait les bières (parfois « panachées », ce n'était pas toujours du chêne), vernissait, et quand c'était sec, il appelait Maman... et se cachait dans le cercueil. Pourquoi se laissait-elle avoir à chaque fois ?

Il rigolait en demandant que la « vitre arrière » de son propre cercueil ne soit pas en bois. « Quand on m'emmènera les pieds devant, je veux voir la tronche de ceux qui me suivent » disait-il.

Il y avait tant de monde à son enterrement que les gens répétaient : « C'est rare une telle foule pour un ouvrier ».


C'est vrai que c'en était un, et un bon ! Astucieux, efficace, possédant le sens de la panne, n'ayant jamais calé devant un moteur épuisé. Comment faisait-il pour être partout ? Le premier à faire la part du feu (2) sur un toit en cas d'incendie, avant les pompiers...





Dans le village, le maire excepté, il était le seul à posséder le permis de conduire. Il emmenait les équipes de foot, servait de chauffeur à un capitaine revenu d'Afrique qui avait l'habitude d'être conduit.



Maman se plaignait qu'il soit « toujours jamais là ». Il lui répondait : Nénette, ne dis pas ça ! Je te retrouve « entre minuit et la couverture ».


La confection des sommiers, matelas, couvertures piquées, faisaient aussi partie de ses spécialités. J'ai encore la couverture rouge. Je la caresse avec émotion.


Et qui faisait la choucroute de choux, de navets, la mise en jauge (3) des légumes à la cave, réparait la pompe de la buanderie ? Qui soignait les animaux ?



Un jour un lapin était constipé. Mon père a démonté la pompe à vélo, retourné le cuir du piston et ainsi obtenu un clystère grâce auquel il a sauvé le lapin, qui le suivait ensuite où qu'il aille, en guise de merci sans doute.




Et qui nous a appris à faire les lits en porte-feuille, qui nous a enseigné la danse ? Il valsait comme un professionnel, malgré l'essoufflement qu'il dissimulait en s'éloignant discrètement.


Pendant toute mon enfance et ma jeunesse, cet homme attirant aux yeux verts me semblait le plus beau, le plus sage, le plus aimé de tous.



Jamais persone n'a franchi la porte de la grange, ayant besoin de quelque chose, n'est reparti sans une aide, un conseil, quelques sous, un verre de vin ou du pain. Je ne comprenais pas qu'il supporte ce grand mutilé de la guerre de 14-18, photographe de profession, qui avait la passion de la lecture. Le photographe venait lire, de son oeil unique, nasillant et affligé de tics constants. Il lisait n'importe quel bout de journal, tract, réclame, un numéro de Coeur Vaillant à laquelle le curé avait abonné mon frère (qui refusait de nous le laisser lire). Car Papa réparait tout à la vieille église et au presbytère, et toujours sans se faire payer.


J'ai compris assez vite qu'un homme est respectable quelle que soit sa condition. Il n'est pas besoin de leçon quand un témoignage silencieux vaut toutes les explications.



Il faut dire que l'enfance et la jeunesse de mon père ont été difficiles à vivre, contrairement à Maman qui, malgré son handicap, a eu une jeunesse, certes laborieuse, mais une assiette toutjouprs pleine à chaque repas.


Le Châ-fâtou, en patois de chez nous celui qui sait tout faire, a d'abord eu pour surnom le Natu.



Pierrette

Publié le jour de la Saint Louis, août 2007

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1- Gros-rouge-qui-tache : Vin de basse qualité. L'alcoolisme reproché aux ouvriers, notamment à cette époque, était souvent dû à l'itinérance, la pénibilité, les risques de ces métiers et à la pauvretré qui en résultait malgré un travail acharné.

2- Mise en jauge : Action de planter temporairement des plantes, soit par manque de temps ou parce que le climat est défavorable. Il suffit de placer côte à côte les plantes dans une tranchée et les couvrir de sable et de paille. Principe utilisé pour la conservation des légumes-racines, dans la terre ou en bacs, dans une cave non humide. Ils se conserveront pendant une grande partie de l'hiver, et même jusqu'aux premières récoltes de printemps.

3- Faire la part du feu : Sacrifier certaines choses pour ne pas tout perdre.