Scipion l'Africain



Les pérégrinations professionnelles de Jean-Jacques ont amené la famille en Provence, à un moment où des problèmes de santé ne facilitent pas les déplacements. Dans la grande maison de Saint-Joseph, où des travaux ont dû être entrepris, la vie s’organise. Un soir, après une journée de travail, le pater familias annonce :
« A quoi te fait penser Scipion l’Africain ? ». Je comprends que la mutation au-delà de la Méditerranée va me laisser seule avec la portée de pirates - selon l’expression de Tonton
Michel - durant un temps certain.


En épousant un militaire de l’Armée de l’air, il ne faut jamais oublier que « l’unité de base est la cantine ». Oui, mais il n’est pas possible de déplacer huit enfants, car France 1était chez nous, et les années de collèges et lycées ont intérêt à ne pas être fractionnées. Bref, on renouvelle le stock d’enveloppes et de timbres et on s’adapte.




Un jour, j’exprimais par écrit les sentiments que m’inspirait le passage d’un avion dans le ciel d’Istres. Pourrais-je un jour connaître le désert ? Savoir où vit l’homme de ma vie, en situation de « célibataire géographique » ? Rejoindre celui que j’ai promis de suivre devant le maire du village où j’ai changé de signature ? Cette idée a fait son chemin, et la possibilité de l’hébergement étant réalisable : restait à concrétiser.


Le rassemblement d’une certaine quantité de matériel éveille la curiosité.
La perspective d’une telle transhumance ne remporte pas tous les suffrages : c’est la plus réticente qui pleurera le plus lorsqu’il faudra revenir dans l’Hexagone.


Trouver un relais d’hébergement pour France a été vite fait, puisque, hélas, nous n’avons pas l’autorisation de l’emmener. Réjouissons-nous de la retrouver dans les mois les plus chauds, où nous ne pourront supporter un climat si sec, et où les volets de Saint-Joseph s’ouvrent sur un été bercé par le chant des cigales.


Il me faut ici ouvrir un chapitre pour parler de Jean, jeune sergent rentré d’Indochine, vingt ans. Il est venu chez nous, en Savoie, suivant le maître de maison. Supportant mal l’éloignement familial et ayant besoin d’un soutien scolaire, Jean est chez nous pour combler des lacunes en orthographe, Français (il est d’origine italienne), physique, maths, afin d’essayer de gravir des échelons. Je me déguise en répétitrice… L’affectueuse reconnaissance et la tendresse respectueuse qu’il nous manifeste fait chaud au cœur. Très capable manuellement, il a assuré bien des bricolages. Il restera avec nous, en Savoie, puis en Provence, avec quelques éclipses, durant une dizaine d’années.


Au pied de l’avion - un Noratlas2 pour le transport de troupes et de matériel, si ma mémoire ne me fait pas défaut - Jean nous fait au revoir, avec son grand chiffon de mécanicien ; lui aussi a les larmes aux yeux. Plus tard, marié, il donnera à son fils le prénom de Jean-Philippe, en souvenir de notre smala.



Premier voyage aérien pour nous
, les jouets et matériels pour occuper les enfants se répandent l
e long des bancs rudimentaires au milieu desquels des monceaux de paquets sont arrimés. Bientôt, il faudra présenter les sacs en papier aux passages de "trous d'air". Dans l’avion, des militaires et une jeune femme avec sa petite fille forment deux lignes de têtes tournées vers la mer qui brille de milliers de vagues, avec parfois un petit nuage, un oiseau.


Bientôt apparaissent des îles. Vues d’en haut, c’est la plus belle carte de géographie qui soit. Puis, le sol d’Afrique se dessine au loin et c’est l’atterrissage à Mécheria où il faut s’approvisionner en carburant.

La faculté d’adaptation propre aux enfants leur fait suivre le tour d’horizon du regard. La dominante beige du sable, des tenues militaires, des bâtisses entourant la piste ne semblent pas intéresser nos jeunes, mais les avions, les jeeps, les va-et-vient des mécaniciens font penser à Istres et à Jean.


Le voyage n’est pas fini… Et la ritournelle « on a faim ! » fait découvrir, à la cantine des pilotes, de plus grandes tables que chez nous, alors que la nôtre est déjà une référence si l’on considère le nombre de « parties prenantes »3.



Le ciel se couvre, le sable tourbillonne et brouille la vue du paysage sans verdure. Nous faisons connaissance avec le vent de sable ! L’avion repart, nos sept enfants et la petite fille forment une petite classe ; les aînés font jouer les plus petits et leur racontent des histoires. Par le hublot, les vagues ont changé de couleurs : les blancs, bistres, roses, beiges, crème, gris, bruns ondulent en dunes montantes.

Confiante, je compte à rebours les heures qui nous séparent de ces premiers pas sur le tarmac de Colomb-Béchar où le Papa attend le gros du bataillon. Il me semble cependant que nous tournons en rond. Le soleil a disparu, l’avion tangue… Mais nous repartons vers le Nord ! Les « pourquoi » jaillissent, « où va-t-on ?, « on dirait qu’on revient », « que se passe-t-il ? ».




En atterrissant difficilement à Mécheria, il nous est dit simplement : « Pour des raisons
techniques, nous décollerons demain matin si le vent de sable s’apaise ». Des milliers de petites aiguilles piquent partout, font éternuer, crissent sous la dent, se piègent dans les cheveux. On n’ose plus ouvrir les yeux. En nous tenant la main, nous retrouvons la très grande table ; nous sommes hébergés dans les chambres destinées aux pilotes. L’un de vous a dit « et eux, alors, où ils vont dormir? ». Je reconnais bien là la cohésion de la fratrie qui fait bloc et cherche des solutions quand une situation inhabituelle se présente. Nous apprendrons plus tard que le pilote ayant huit enfants à bord, dont sept d’une même famille, n’a pas voulu encourir de risques4… J’ai parfois une pensée pour cet homme, en apprenant qu’un avion est en difficulté.


Cet épisode aérien, raconté par Babeth en cours de Français, de retour en Provence, lui a valu une excellente note, et pour ponctuer cette évaluation, on pouvait lire en marge, « bravo, vous avez beaucoup d’imagination ! ». Notre Bab n’a pas voulu détromper le professeur, persuadée qu’elle ne la croirait pas…

Au moment d’atterrir à Colomb-Béchar, une page de notre vie familiale tourne.


D’autres aventures émailleront les séjours sahariens, certaines douloureuses, d’autres hilarantes, telles les gaufres contenant du fil à coudre ou du coton hydrophile. Toutes ont été riches de convivialité, de générosité, de délicatesses.

Les grands éclats de rire résonnent encore dans mes oreilles défaillantes, la présence de Zorah si attachante, et son mari Ahmed SNP5 qui venait faire soigner ses bobos chez « Madame Capitaine toubib ».

Tant de petits bonheurs vécus font oublier les épreuves et bercent mes heures sans sommeil : souvenirs, souvenirs !





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1 France fait partie de ceux de nos enfants qui ne sont pas inscrits sur le livret de famille.

2Noratlas – 1955-1967 - Au cours des années 55-65, le transport aérien militaire subit d’importantes transformations. L’équipement en Noratlas (N 2501), matériel robuste bien adapté à sa mission du moment va élargir l’éventail des missions. La crise de Suez et les nombreux détachements en Afrique, mobilisent les équipages. On les retrouve notamment à Colomb-Béchar, Reggane, pour les campagnes d’essais nucléaires au Sahara, ou bien à Fort-Lamy et Dakar. En 1966, déjà on prépare l’arrivée du Transall, qui doit remplacer prochainement les Nord 2501.
Source Ministère de la Défense sur le site : http://www.ba123.air.defense.gouv.fr/

3 Expression consacrée pour comptabiliser le nombre de personnes à table.

4 "L'atterrissage, c'est l'art de ramener toutes les pièces de l'avion au parking dans l'ordre..." Le Noratlas 2501 serait un bon appareil pour y parvenir. Les autres voyages ont eu lieu à bord d'appareils Dakota, matériel à limite de la réforme. Bruit et inconfort assurés.

5 SNP : Sans Nom Patronymique


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