Elucubrations~8



Histoire d’un ours


Photo Claude / Blog Vieux c'est mieux


Brillamment illuminée, la boutique des jouets attire les regards. J’y trône parmi les poupées, les ballons, les voitures à ressort. De l’autre côté de la vitre, la silhouette d’un bel officier de la cavalerie hongroise ne voit que moi : il va m’acheter, il m’achète, il m’emporte.


Mon histoire commence là. Un enfant est attendu, le futur père est prié de ne pas rester à la maison et il désire déjà gâter le nouveau-né. Lorsqu’il m’apporte à la maison, nous apprenons la naissance d’une belle petite fille ; elle m’aimera comme un petit frère, un confident, un ami toujours d’accord.

Je m’appelle Mozko, « l’ours », en hongrois. Témoin des premiers bonheurs, des premiers chagrins, des dangers encourus, j’accompagne celle que nous appellerons Evy. Au retour de l’école, du collège, de l’école de musique, je suis là, fidèle et compréhensif. Parfois l’on m’assied dans la lingerie où Madame coud. Enseignant les travaux pratiques dans une institution de la capitale, elle est l’âme de la maison et dirige avec fermeté les domestiques qui s’affairent dans la grande demeure. Monsieur est souvent absent, mais jamais il ne passe à côté de moi sans un regard ou une caresse.



Quand Evy est assez grande, nous avons la permission de monter le superbe cheval avec Monsieur, et les beaux cheveux noirs de ma petite maîtresse volent au vent dans la puszta, alors qu’elle me serre très fort contre elle.




Je ne suis pas de toutes les réjouissances… Par exemple, c’est le lendemain que j’apprends ce qui s’est passé ce jour-là. Monsieur a emmené Evy et son frère et, descendant le long du Danube, il a expliqué que, dans l’eau, on s’arrêtait de respirer. En guise de travaux pratiques, les enfants ont été lancés dans le fleuve, et leur père est allé les repêcher. Madame n’a pas apprécié le procédé, mais les enfants ont généré un amour de l’eau qui a duré toute leur vie, au moins pour ma petite maîtresse.


Patient spectateur et auditeur attentif, j’assiste aux exercices de piano. Je suis le premier de la famille à savoir qu’Evy reçoit le premier prix Litszt.


Avec la cuisinière, elle apprend un peu d’Allemand et la jeune Autrichienne qui travaille aussi à la maison fait connaître du vocabulaire et des tournures de phrases, qui me sont répétés le soir, en jouant à la maîtresse. Le Français, appris au Lycée, m’est redit et chanté, comme si une force inconnue poussait Evy à étudier les langues étrangères.


Quand les chars russes entrent dans Budapest, si riche en monuments, en châteaux, en histoire, et qui a connu bien d’autres envahisseurs, Monsieur a dû se cacher. Mais la décision de fuir le pays natal est prise. Chacun porte ce qu’il peut ; je suis dans le grand sac d’Evy. Madame préfèrerait des vêtements à ma place, mais il n’est pas question de m’abandonner.


La famille passe en Autriche, puis gagne l’Allemagne. Logé chez l’habitant, à la campagne, le fier capitaine travaille la terre, son dos supporte mal de rester des heures à la tâche, mais il faut gagner de quoi subsister. Madame fait de la couture pour la fermière, sa famille, et les environs, afin de permettre aux jeunes gens de reprendre leurs études. Le fils, passionné de mathématiques, ne reste pas longtemps au sein de la cellule familiale, il veut vivre sa vie et part au Canada. Son départ cause un grand chagrin et Evy pleure beaucoup sur ma peluche. Il ne donnera jamais de ses nouvelles, malgré les recherches.


Les cours de musique reprennent, les exercices sont intensifs, car les concerts commencent à faire connaître la jeune et talentueuse pianiste. Madame fait des prodiges pour trouver de quoi confectionner une jupe ou une nouvelle robe, dans ce pays en ruines.

Au retour du concert, j’écoute, impassible, les commentaires du jour. Personne ne sait mon bonheur de Motzko, en regardant les grands yeux verts d’Evy, brillants de larmes et d’émotion.


Quand Monsieur a l’opportunité de travailler en France, il y vient seul, tout d’abord, pour trouver où se loger, pour s’habituer à la tâche de mineur de potasse. Ce travail et les soucis l’emporteront.

Reprendre les études en France n’est pas aisé, les diplômes obtenus jusqu’alors n’y sont pas reconnus. Mais l’accueil en Alsace, les professeurs qui ont tout de suite constaté le talent de la pianiste, le désir d’apprendre, l’amour de la musique, la présence tendre des parents – et la mienne sur mon joli coussin – contribuent à faire de ces années de ce côté-ci du Rhin, un temps de sécurité et de paix. C’est alors que ma jolie maîtresse tombe malade… J’assiste, impuissant, à un immense chagrin.


La jeunesse, l’amour des parents et une volonté peu commune font que les concerts reprennent et se succèdent, à Radio Strasbourg d’abord, à Paris ensuite.

Evy m’a souvent raconté que la lutte est rude, d’autres musiciens briguent le haut de l’affiche, il faut travailler et jouer de tout son cœur, en pensant à Buda Pest, à la Hongrie, au premier prix Litszt si envié.


Et je suis toujours là, du matin au soir et du soir au matin, pérennité de tendresse, assis sur la banquette du piano ou sur le fauteuil où s’entassent les partitions. Les pérégrinations familiales ont fait de moi un blessé de guerre. De nombreuses réparations tentent de me redonner un aspect correct, mais il faut intervenir plus fermement : Madame a décidé de recouvrir entièrement mon corps, devenu – dit Evy – comme un adulte. Je n’ai plus les plis potelés, le regard rieur, la truffe brillante, mais un air un peu triste, presque sévère. Après de telles aventures par personne interposée, on acquiert une maturité, une sagesse, qui font de nous de vrais assistants de vie.


Au retour de l’école dans une des plus jolies villes de l’Est, où Evy a obtenu un poste de professeur, au retour de cures thermales, c’est une joie de retrouver Motzko sur son beau coussin, auquel on raconte la journée, ou le séjour, les promenades dans les « chemins de pommes », les belles églises visitées, les bonnes tables aussi. Incroyable mais vrai : à Gréoux, « la table verte » est tenue par une famille hongroise !


Evy et Madame ont pu aller en vacances, en voiture prénommée Bogàrko (qu’il m’est plus facile d’écrire en Français : Coccinelle). - Le scribe de l’ours, en gardant l’appartement, arrosant les fleurs, bavarde avec Motzko. Il me semble qu’il dit : j’entends parler Italien, Espagnol, Allemand, Hongrois, Français et voilà qu’une méthode anglaise a pris place dans les enregistrements. Cela signifie qu’un autre voyage se prépare. La Suède d’abord, la Russie, les Etats-Unis. Un parent par alliance y enseigne les mathématiques. Je saurai comment un citoyen américain vit à San Francisco sans perdre son identité hongroise.


L’heure de la retraite arrive, les horaires changent. De même quand Monsieur s’est éteint, Evy est submergée par le chagrin quand Madame est partie à son tour. C’est un véritable sevrage, et, dans le voisinage, un soutien quotidien vient s’adjoindre à ma présence silencieuse.

Que de belles heures à parler à coeur ouvert ! Quelle belle fraternité, dont il n’est pas possible de parler. Moi seul, Mozko, suis dans la confidence.


C’est alors que la maladie s’installe, inexorable, une des ces maladies auto-immunes qui empoisonnent la patiente. Plus de voyages, plus de concerts, plus de visites, plus de sorties.

Je regarde ma chère et jolie maîtresse maigrir rapidement… Elle me confie solennellement à cette amie voisine qui, depuis un quart de siècle, essaie d’être présente affectivement.

J’ai donc changé d’étage dans l’immeuble, j’ai un petit canotier à ma taille, et chaque fois que la porte de la chambre s’ouvre, j’ai droit à un regard affectueux ou à une caresse.


A l’hôpital, j’ai été apporté dans un grand sac… quand Evy a ouvert les yeux, ses beaux yeux verts, dont le blanc se colorait de jaune-orange comme ceux d’un fauve, elle a eu un regard furtivement brillant – c’est sûr, elle m’a reconnu – puis ses paupières se sont fermées…

L’idée a germé de me confier au « Musée du Jouet » de la ville, car je ne suis pas un ours ordinaire, j’ai une histoire qui mériterait un livre. Et si l’on me laissait dans une caisse ? ou pire ?

Sauvé par l’amitié, j’ai trouvé refuge dans une vieille maison qui a une âme. J’y suis placé honorablement, choyé, respecté et j’y ai fait la connaissance d’un authentique ours de collection.



puszta : steppe

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